Les Jeudis de l’Angoisse (des Comics) #62 : Cruel Thing

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Il arrive parfois que l’on tombe totalement par hasard sur des petites pépites de lecteur, ces livres que l’on découvre au détour d’un bouquiniste, d’une brocante ou perdu au fin fond la bibliothèque d’un ami qui lui-même l’avait presque oublié. Ce fut mon cas avec ce Cruel Thing, bande dessinée aussi obscure qu’inconnue, sortie chez un éditeur assez discret que je découvris en bas d’une étagère d’un magasin d’articles d’occasion. Je l’ai pris, je l’ai feuilleté et après un « Bah ça a l’air pas mal ce truc… » j’ai décidé de le ramener chez moi et ma foi, j’ai bien fait, car le hasard et la première impression font parfois bien les choses.

«Who would crush this woman underfoot ?
Not me, the chosen one
Sweet angel wrap me in your velvet cloak, my dear
Love’s a sweet warm goddess I invited here»

The Cult – Soul Asylum, extrait de l’album Sonic Temple (1989) (3)

Il est une créature androgyne, errant dans l’obscurité, à l’affût des âmes perdues et désespérées, leur dernière chance de se venger avant de passer de vie à trépas, son nom est inconnu, sans identité, son existence n’est vouée qu’à servir ceux qui vont mourir et leur offrir une dernière chance de partir l’âme en paix : De cette femme bafouée par un futur mari vénal, de cette prostituée dont la vie ne fut qu’une longue déception, de ce tueur en série dément aux éclairs de lucidité, à cet homme politique se vautrant dans le stupre et l’argent, sa venue dans leur vie n’est jamais de bon augure.

Lui-même en proie à des questionnements sur son existence, il se cherche et s’interroge est-il un démon, un vampire ? Et dans le fond, tout cela a t’il vraiment une importance ?

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Cruel Thing est une bande dessinée signée par deux auteurs argentins, Leandra Martinez alias Lean au scénario et Luciano Vecchio aux dessins. Je n’ai malheureusement trouvé que peu d’informations sur Lean, je ne peux donc que me reposer sur la courte bio qu’en fait l’éditeur dans l’album : Originaire de Buenos Aires, elle suit différents cursus artistique, notamment pour les métiers du cinéma et de la bande dessinée, Cruel Thing est sa première et seule bande dessinée connue à ce jour. Elle avoue avoir été très influencée par des auteurs comme Alejandro Jodorowsky, Neil Gaiman et Alan Moore. Très marquée par la culture gothique, elle est une fan de Tim Burton et Emily The Strange.

Pour ce qui est de Lucinao Vecchio, lui aussi originaire de Buenos Aires, les lecteurs de comics les plus passionnés ont sans doute déjà pu admirer ses dessins chez Marvel et DC : Chez Marvel il a dessiné quelques numéros de Iron Heart (un spin off de Iron Man) et plusieurs one shots et chez DC de nombreux numéros de comics issus des univers animés de l’éditeur comme Beware The Batman ou Green Lantern The Animated Series.

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Cruel Thing raconte donc l’histoire d’une mystérieuse entité qui apparaît aux personnes étant sur le point de mourir pour leur donner une chance de se venger ou de partir avec un sentiment plus agréable que ce que la vie a pu leur donner. Sous l’apparence d’un homme androgyne typé gothique à la longue chevelure rouge, il arpente les rues la nuit à la recherche de ces âmes en peine. Il offre ainsi à une prostitué battue et toxicomane une dernière nuit d’amour au détour d’une ruelle, permet à une suicidée de se venger de son fiancé vénal, offre l’occasion à un homme politique de se repentir de ses excès ou encore flirte avec une autre entité séculaire blasée à la recherche de plaisirs charnels « extrêmes ». Il n’est jamais nommé, on n’en saura pas non plus beaucoup sur son histoire ou son existence. L’album est décomposé en plusieurs histoires courtes, non liées entre elles ayant toutes en commun une ambiance assez morbide, gothique et très suggestive sexuellement : Contrairement à d’autres personnages du même genre, le personnage que l’on suit au travers de ces « missions » n’hésite pas à « mettre la main à la patte » et à satisfaire sexuellement les personnes auxquelles il propose ses services.

Il se dégage de l’ensemble de l’album une ambiance sombre, gothique, érotique et onirique aux influences manifestes : On pense tout de suite à Death de Neil Gaiman (dont la filiation est évidente), mais aussi à The Crow de James O’Barr ou encore à certains épisodes du Spawn de Todd McFarlane.

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Bizarrement, même si les références sont évidentes, le coté lyrique des dialogues, voir littéraire, très influencé par la littérature gothique (j’ai surtout, encore, pensé à Neil Gaiman bien sûr mais aussi à Anne Rice, surtout lors des questionnements de l’entité sur son existence) donne un aspect unique et très attirant à l’ensemble, même si certaines pistes scénaristiques reste assez brumeuses et demandent une suite (1).

Mais tout ça, ce ne serait pas aussi intéressant si il n’y avait pas les fantastiques dessins de Luciano Vecchio. Entièrement en noir, blanc et rouge, chaque planche est un déluge visuel d’idées, de mise en page et de composition étonnantes. Si dans les deux premiers chapitres, l’artiste tâtonne un peu les possibilités que lui permettent cette trinité de couleurs, dès le troisième, il se laisse aller à de nombreuses expérimentations : Détails et compositions baroques et gothiques, larges aplats de rouges et noirs (très influencé par Mike Mignola), dessins aux traits, l’artiste joue avec les possibilités et les techniques de ce parti-pris, parfois avec brio (le chapitre sur la déesse lubrique), surprend (celui sur le petit garçon, renvoyant au monde du jeu vidéo avec un gros hommage à la série des Devil May Cry) ou convainc un peu moins (celui dans lequel l’entité rencontre un de ses semblables, l’ombrage des visages me laissant un peu dubitatif). Au niveau du style, on est assez loin de celui que Vecchio utilise lorsqu’il travaille dans le comic mainstream : Il est assez difficile de le définir, disons qu’il est à mi-chemin entre le manga pour les corps longilignes désarticulés et les poses et le cartoon gothique, ça m’a surtout rappelé les styles de Tim Burton et American McGee (2), pour mon plus grand plaisir, étant très fan de ce style.

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Pour finir, j’avoue que c’est la première fois que j’avais entre les mains une publications des éditions Emmanuel Proust et que c’est plutôt de bonne facture : Hardcover au format comics, papier glacé, la traduction est impeccable (une prouesse vu le coté très littéraire des textes), c’est du très bon travail.

Au final, même si il ne réinvente pas la bande dessinée gothique, Cruel Thing est une lecture atypique, résolument différente de ce que l’on a l’habitude de lire quand on apprécie ce genre, qui, il faut l’admettre, est cruellement peu fourni. Avec son ambiance morbide gothico-érotique, son style visuel dépaysant et original, c’est une lecture que je ne peux que conseiller aux amateurs du genre et d’expérience de lecture différente et un peu bizarre.

Une bande dessinées originale, qui ose des choses, et dans le marché actuel, c’est assez rare pour être encouragé.

Cruel Thing, de Lean et Luciano Vecchio, disponible depuis février 2009 chez Emmanuel Proust Éditions.

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1 : A noter que cet album est en fait le premier chapitre d’une trilogie, dont les deux suites n’ont, pour le moment, pas encore été publié en français. Si par contre la langue de Cervantès vous est plus familière qu’à moi (je suis une quiche en espagnol…), ils sont disponible en Espagne chez Norma Editorial.

2 : Concepteur de jeux vidéos au style aisément reconnaissable, célèbre pour les deux jeux vidéos Alice que je vous conseille, mais alors TRES ardemment car ce sont de véritables chefs d’œuvre gothique.

3 :

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