Snapshot et les crime comics
Dans cette chronique, j’aborde bien volontiers plus le thème de l’horreur que les autres. Mais il faut admettre (aussi bien pour les comics historiques et légendaires dont je parle très souvent, que cette fameuse soirée télévisuelle dont je me suis inspiré), qu’il n’y avait pas seulement dans ces deux rendez-vous d’amateurs de frissons que des vampires, morts-vivants, revenants et autres monstres en tout genre : Non, un autre thème allait revenir régulièrement, celui du crime, de l’acte répréhensible et des personnes qui y sont volontairement ou pas, liées.
Vous l’aurez compris, ce mois-ci, pas de monstres mais toujours du frisson : On va donc parler crimes, thriller et histoires glauques avec un autre pan des comics à sensation : Les crime comics !
Avant de vous parler du comics du mois (et très franchement, j’ai eu du mal à en trouver un dans la production récente), petit retour rapide sur ce pan méconnu, surtout en Europe, du comics.
When will you face this ?
Why do you run ?
How will you ever heal
If you’ve lost the ability to feel ?
Bound to violence
Gagged by pain
Drowned in self-regret
This grief is the sentence you faceHatebreed – Bound To Violence (2002)
Historiquement, les premiers comics à mettre en scène des actes criminels sont des bandes dessinées reprenant des héros de type, ou très inspirés des romans pulp : Les justiciers comme The Shadow ou Dick Tracy se voient dès les années 30 confrontés à des gangsters et autres criminels assez variés mais souvent, pour ne pas dire tout le temps, dépeints de façon assez caricaturale et grotesque.
Pour vraiment voir apparaître de véritable Crime Comics chez les marchands de journaux américains, il faudra attendre le début des années 40 et une revue au nom évocateur : Crime Does Not Pay (Le Crime ne Paye Pas).
Publié par l’éditeur Lev Gleason Publications et édité (et très souvent écrite) par Charles Biro et Bob Wood, ce comic comptera pas moins de 147 numéros, publiés de 1942 à 1955.
Crime Does Not Pay était une revue anthologique compilant plusieurs petites histoires relatant des faits criminels plus ou moins inspirés de faits réels, souvent décrits de façon très crue, à la manière d’article de journaux, et mise en image avec des dessins très réaliste.s Histoire d’enfoncer le clou, la revue est souvent ponctuée d’articles sur des criminels, tueurs à gages et autres gangsters ayant réellement existé. Ceux-ci étaient également écrits pas Charles Biro et Bob Wood.
Les thèmes abordés dans la revue sont variés et aucun sujet n’est tabou : Adultère, viol, drogue, kidnapping, violence extrême, torture et bien sûr meurtre y sont des thèmes récurrents.
Comme beaucoup de comics à sensation de l’époque, il y a malgré tout une morale et les criminels sont souvent appréhendés et punis, de façon assez violente d’ailleurs.
Le succès de la revue est immédiate, les ventes ne faisant que grimper durant les premières années de publication pour atteindre les 800 000 exemplaires peu après la fin de la seconde guerre mondiale, période à laquelle les comics de super-héros, genre prédominant jusqu’alors, est en perte de vitesse.
Crime Does Not Pay fut donc un gros succès et il n’est pas étonnant que d’autres éditeurs lancèrent eux aussi leurs propres revues, et dès 1947, c’est une avalanche de titres du même style qui vont apparaître, le plus souvent très largement inspiré de Crime Does Not Pay, voir en étant quasiment des copies conformes, chacun n’hésitant pas à mettre la barre de plus en plus haut au niveau de la représentation et de l’aspect choquant des histoires.
Le premier magazine du genre à faire scandale sera True Crime Comics, publié en mai 1947 par Arthur Bernhard’s Magazine Village avec une histoire intitulée Meurtre, Morphine et Moi, l’histoire d’une jeune femme accroc à l’héroïne qui fini par fréquenter des gangsters pour se payer sa drogue. Une séquence particulière de ce comics (pourtant une séquence de cauchemar) durant laquelle la jeune femme se voit menacée de se faire enfoncer une aiguille dans l’œil fut très souvent reprise (et aussi très souvent hors contexte…) pour dénoncer la violence de ce genre de publications.
Durant l’année 1947, les légendes Joe Simon et Jack Kirby vont eux aussi être impliqués dans la publication de ce genre de comics : Sans entrer dans les détails, on retrouvera leurs noms associés à ce genre de publications chez Prize Comics et sous leur égide, de nombreux titres d’aventures de l’éditeur Headline Comics seront remaniées en crime comics.
La première publication complètement originale des deux compères sera Justice Traps The Guilty (La Justice attrape les Coupables) chez Prize Comics, revue dans laquelle travailleront des noms aussi prestigieux que John Severin, Marvin Stein ou Mort Meskin. Simon et Kirby signeront de nombreuses couvertures de cette revue ainsi que certaines histoires de façon ponctuelle.
Au début des années 50, c’est le légendaire éditeur EC Comics qui se lance également sur le marché avec deux revues qui feront date : Crime Suspenstories en 1950 puis Shock Suspenstories en 1952.
Le contenu de ces deux revues sera typique des productions EC, à savoir des histoires très violentes, glauques et réalistes avec toujours la marque de fabrique de l’éditeur, à savoir un twist final inattendu.
Comme la plupart des publications EC, les récits sont très gores et exagérément violents, bien plus que dans les publications antérieures du même genre, et les couvertures sont particulièrement choquantes (je ne suis même pas sûr que certaines seraient publiées aujourd’hui), la plupart serviront d’ailleurs comme arguments aux détracteurs des comics lors de la croisade contre ce genre de publications qui va faire rage aux États-Unis les années suivantes.
Il y a beaucoup à dire sur ces deux revues et j’y reviendrai très certainement plus en détail dans une prochaine chronique.
Comme dit plus haut, le succès de ce genre de comics est autant immédiat que conséquent, et va très vite attirer l’attention des détracteurs de ce genre de publications.
Dés la fin des années 40, les critiques à l’encontre de ce genre de comics vont se faire de plus en plus virulentes, la plupart des détracteurs leur reprochant leur contenu et les potentiels effets sur la jeunesse : Parents, professeurs et religieux vont monter au créneau et les crime comics vont devenir un des principaux arguments pour démontrer la nocivité de ce genre de titres.
En 1949, le Canada en interdit même la publication et l’exportation sur son sol.
Mais l’événement qui va mettre fin à cette mode et la publication du livre Seduction of the Innocent du tristement célèbre Docteur Fredric Wertham.
Plus connu parmi les fans de comics comme celui ayant fait des conclusions toutes plus improbables et fantaisistes les unes que les autres concernant les super-héros, il ne faut néanmoins pas oublier que ce cher docteur visait principalement au début de sa croisade anti-comics les crime comics qui pour lui encourageait les comportements criminels chez les enfants.
Son livre et ses conclusions farfelues devinrent très vite des incontournables et les détracteurs des comics trouvèrent chez Wertham un leader tout désigné.
En 1954, un comité sénatorial ouvre une grande enquête afin de conclure clairement si les crime comics sont une influence majeure du taux de criminalité chez les jeunes. Durant l’enquête le Docteur Wertham est auditionné comme témoin ainsi que William Gaines, créateur et éditeur de EC Comics.
Si l’enquête ne conclu pas clairement le rapport entre la criminalité des jeunes et les crime comics, il est néanmoins recommandé à l’industrie des comics de considérablement atténuer le contenu violent des ces publications.
Effrayés par les conclusions de cette enquête et le coup de projecteur négatif mis sur leurs publications, beaucoup d’éditeurs vont très vite s’auto-censurer et ou considérablement atténuer le contenu de leurs revues, voir en annuler.
Malgré l’appel de William Gaines a combattre la censure, The Magazine Association of America (une association comportant la plupart des éditeurs de comics aux États-Unis) décide de créer le Comics Code Authority, une réglementation drastique visant à réguler le contenu des comics. L’influence de cette nouvelle réglementation sera visible sur toutes les publications : Certains éditeurs (comme Marvel et DC) s’y tiendront rigoureusement en apposant le sigle de l’organisme sur leurs publications, d’autres si refuseront mais réguleront malgré tout le contenu de leurs publications en conséquence.
Certaines restrictions du code, notamment le bannissement de mots comme « crime », « horreur », « terreur » ou de thèmes et personnages comme les vampires, loups-garous ou autres morts-vivants étaient clairement dirigées vers les crime comics et les comics d’horreur, qui ne s’en relèveront pas et disparaîtront pour la plupart au milieu des années 50…
Il faudra attendre 1964 et l’arrivée de Warren Publishing pour de nouveau pouvoir relire des crime comics, ce genre d’histoires revenant ponctuellement dans les magazine Eerie et Creepy, dans un style néanmoins beaucoup plus léger au niveau des thèmes et de la représentation de la violence que dans les publications des années 1940 / 1950.
Le genre connaîtra un regain d’intérêt à la fin des années 80, début 90, lors de la crise des comics avec des auteurs comme Frank Miller et sa série Sin City, puis plus tard Brian Michael Bendis (Sam & Twitch, Jinx, Torso), Brian Azzarello (100 Bullets), Ed Brubaker (Criminal, Gotham Central), Garth Ennis (Hitman, Red Team, Punisher Max) ou encore Jason Aaron (Scalped).
Il faut reconnaître que même si ces comics « récents » sont dans les faits des crime comics (on y suit les (més)aventures de personnages à la moralité douteuse évoluant dans le milieu du crime commettant des actes répréhensibles, ou bien involontairement embarqués dans ce genre d’histoires) on est quand même loin de l’aspect très réaliste et sulfureux des premières publications du genre.
Par ailleurs, il arrive parfois que des séries plus courtes fassent leur apparition, récemment on a peu notamment lire le très bon The last days of American crime de Rick Remender, et j’avais déjà chroniqué un autre ouvrage plus ou moins du même type (qui compilait le crime comics avec de l’horreur) Le Secret.
Pour en trouver un autre assez original et méconnu, j’ai dû rechercher ardemment dans ma bibliothèque et j’ai fini par en retrouver un particulièrement intéressant, Snapshot de Andy Diggle et Jock.
Jake est un jeune homme de 19 ans travaillant dans une boutique de comics. Tous les jours il se rend à son travail à vélo et passe par un parc.
Un matin comme les autres alors qu’il le traverse, il trouve dans l’herbe un téléphone portable qu’il emporte avec lui, heureux de sa trouvaille.
Arrivé à son lieu de travail, il parcourt le contenu du téléphone et se rend compte qu’il n’y a qu’un seul numéro enregistré, celui d’une société de trading en bourse… Mais dans les photos, ce sont des dizaines de photos de meurtres que le jeune homme y découvre : Un homme, gisant dans une mare de sang, la tête portant une marque de balle !
Alors qu’il songe à appeler la police, le téléphone sonne, Jake répond et un homme qui se présente comme un officier de police lui apprend que le téléphone qu’il a découvert est la pièce à conviction d’une enquête pour meurtre, le « policier » demande à Jake de lui donner son nom et son adresse et de mettre le téléphone en lieu sûr afin de venir le récupérer, Jake s’exécute et attend à la boutique la venue du policier providentiel.
A son arrivée, le policier lui demande d’aller chercher le téléphone mais Jake, méfiant, observe l’homme qui à sa grande surprise, enfile des gants et sort une arme à silencieux. Jake s’enfuit par une fenêtre à l’arrière de la boutique et est pris en chasse par ce qui se révèle être un tueur à gage.
Commence alors pour Jake une incroyable course-poursuite entre lui et ce fameux tueur : La police ne le croyant pas, il se retrouve seul, à la merci d’un tueur redoutable et déterminé, prêt à tout pour éliminer ce témoin gênant.
Mais l’arrivée d’une mystérieuse jeune femme va lui apprendre que l’affaire est bien plus compliquée qu’elle n’en à l’air et notre infortuné Jake va devoir prendre des décisions particulièrement difficiles pour sauver sa peau.
Snapshot est une mini-série en 4 numéros publiée en 2013 aux États-Unis par Image Comics et la même année en France chez Urban Comics, c’est signé Andy Diggle au scénario et Jock aux dessins.
Andy Diggle est un scénariste anglais ayant tout d’abord travaillé pour les revues Judge Dredd et 2000AD mais c’est au label Vertigo de DC Comics qu’il acquiert une renommée en écrivant les séries Lady Constantine, Hellblazer et surtout The Losers qui se verront adaptés en film en 2010. Par la suite il travaillera chez Marvel, principalement sur Daredevil durant l’event Shadowland et signera la remarquée mini-série Green Arrow Year One chez DC Comics, avec le dessinateur Jock.
Jock, de même nationalité, est un dessinateur qui a tout d’abord exercé dans les revues Judge Dredd et 2000AD. Il dessine ensuite pour DC Vertigo quelques numéros de Hellblazer puis sera un collaborateur régulier d’Andy Diggle sur la série The Losers, auteur avec qui il collaborera également sur la série Green Arrow Year One. On le verra ensuite sur des titres du Bat-Verse comme Detective Comics, Batman et All-Star Batman.
En 2014 il dessine la mini-série Wytches avec Scott Snyder au scénario, chez Image Comics.
Snapshot est un pur thriller dans la grande tradition du genre : Le héros est un monsieur tout le monde qui à la suite d’une mauvaise décision, va se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment, et de ce fait embringué dans une histoire qui va vite le dépasser.
Notre Jason Bourne du pauvre est très rapidement pris au piège dans une machination à peine croyable : Le point de départ des photos dans le téléphone n’est en fait qu’une excuse du scénariste pour faire vivre à son personnage (et aux lecteurs par extension) une histoire beaucoup plus complexe qu’il n’y parait.
La fin, noire et particulièrement surprenante, a de quoi laisser dubitatif pour son coté tranché et radical.
Visuellement, Jock nous livre des visuels à l’image du récit : Totalement en noir et blanc, jouant habilement avec les contrastes et les grands aplats de noir (qui ne sont pas par moment sans rappeler le Sin City de Frank Miller), il en ressort une ambiance sombre et crue particulièrement en adéquation avec le ton du scénario. Du très bon boulot.
Une lecture qui sort des sentiers battus, à réserver aux amateurs d’histoire policière et de thrillers à multiple rebondissements.
Bien loin au niveau des thèmes et des ambiances des histoires d’horreur que je chronique habituellement dans ces colonnes, les crime comics sont comme leurs homologues horrifiques : Un pan essentiel de la culture comics des années 1940 /1950 qui eurent un destin similaire, succès populaire un jour puis conspués et jetés (littéralement) au bûcher le lendemain, les crime comics sont, malgré leur glorieux passif, aujourd’hui injustement et peu souvent mentionnés, souvent rencardés à un simple paragraphe ou une simple évocation de cette période noire que fut la chasse aux comics du début des années 50.
Contrairement à l’horreur qui réussira un retour triomphal dans les kiosques dans les années 60, les crime comics ne connurent jamais cet honneur, au mieux quelques histoires apparurent de nouveau de façon sporadique dans certaines revues, mais ils ne retrouvèrent jamais leur succès d’antan… En tout cas aux États-Unis puisqu’en Europe, au travers notamment des fumettis italiens, ces bandes dessinées en petit format copieront le modèle des histoires américaines durant les années 1960 / 1970 et fourniront aux lecteurs avides de sensation forte de nombreuses histoires policières ou criminelles, mais ça, c’est une autre histoire…
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