La Mouche, première partie
Un homme se transforme en mouche. Voilà comment pourrait être résumé le film de David Cronenberg. Pourquoi un film au postulat de départ si simple a t-il réussi à atteindre le statut de film culte ? Pourquoi la mésaventure du scientifique Seth Brundle, à la fois fascinante, repoussante et tragique a t-elle réussi à traverser les décennies et continue à l’heure actuelle d’effrayer les spectateurs ? Quelles en sont les origines et quelles en ont été les déclinaisons dans les autres médias, dont les comics puisque c’est un peu le leitmotiv de cette rubrique ? Toutes ces questions, je vais tenter d’y répondre ce mois-ci alors montez dans un télépod et embarquer vous pour un voyage vers l’inconnu.
Avant de parler du film de David Cronenberg, il est utile de préciser qu’à l’origine, le film est un remake d’un autre film, lui même adapté d’une nouvelle.
Commençons dans l’ordre, à savoir la nouvelle.
Elle fut écrite par l’écrivain franco-britannique George Langelaan et publiée dans le magazine Playboy en 1957, car oui, à l’époque, Playboy était autre chose qu’un magazine avec des filles nues et on y trouvait moult autres choses, dont de courtes nouvelles.
L’histoire raconte la mésaventure vécue par le scientifique Robert Browning qui a la suite d’une expérience de téléportation, se retrouve horriblement mutilé. Toute l’histoire est contée par le frère du docteur, Arthur et sa belle-sœur, accusée d’avoir assassiné son mari.
Le docteur Browning réalisait pour le compte de l’armée des expériences sur la désintégration et la réintégration (à savoir que le terme téléportation n’est jamais utilisé dans la nouvelle).
Après avoir testé avec succès son appareil sur des objets, il fait une tentative sur son chat, qui disparait mais ne réapparait pas… Après plusieurs essais et modifications de sa machine, il refait un test sur un lapin, puis sur son propre chien et tous se soldent par des succès. Aux vues de ces réussites, une nuit, il décide de renouveler le test sur lui-même.
Malheureusement, une mouche se glisse avec lui dans le téléporteur. L’expérience est une réussite, mais le pauvre docteur Browning réapparait affublé d’une tête et d’un bras de mouche. Il décide alors de demander l’aide de sa femme : Le seul moyen de l’aider serait de retrouver la mouche avec laquelle il a échangé sa tête et son bras afin de tenter le processus inverse.
[SPOILER] Cependant, leur fils avait confié à sa mère le jour où son docteur de père avait effectué l’expérience sur lui-même avoir capturé une mouche à tête blanche, que sa mère lui avait ordonné de libérer dehors… Durant plusieurs jours, la pauvre femme tente vainement de retrouver ladite mouche et c’est dans une ultime requête qu’elle demande à son mari de retenter l’expérience. Partant d’un bon sentiment, cette demande va sceller le destin du pauvre docteur puisqu’il ressortira de cette expérience encore plus monstrueux, ayant durant ce nouveau passage récupéré une partie des particules du chat disparu, sa tête étant devenu un mélange d’une tête de mouche et de chat.
Comprenant qu’il est condamné, il demande à sa femme de lui écraser ses parties difformes sous une presse hydraulique, dans une usine toute proche. [FIN DU SPOILER]
Cette courte nouvelle d’une vingtaine de pages utilise l’une des peurs typiques des années 50, celle de l’expérience scientifique qui tourne mal.
Beaucoup d’œuvres de science fiction de cette époque jouent sur cette peur en utilisant des animaux géants ou difformes issus d’expériences scientifiques ou même de scientifiques se retrouvant confrontés aux résultats de leurs expériences pour effrayer les lecteurs ou les spectateurs. Cette histoire est certes assez classique, mais habilement écrite, sous forme de journal de l’épouse et se révèle passionnante, une courte lecture que je conseille très fortement.
La nouvelle fut ensuite adaptée en film, réalisé et produit par Kurt Neumann l’année suivante, en 1958 sous le titre de La Mouche Noire.

L’histoire du film est quasiment la même que celle de la nouvelle, à quelques menus détails prés, notamment la fin et les noms des personnages (le film se passant en France, les personnages gagnent des noms à consonance française alors que la nouvelle se passait supposément aux États-Unis car aucune mention ne permettait de situer l’action), mais l’ensemble du film respecte le récit original assez fidèlement et y ajoute beaucoup de passages inédits.
Le légendaire acteur Vincent Price interprète le frère du docteur, François Delambre (Arthur Browning dans la nouvelle), David Hedison interprète le docteur André Delambre (Robert « Bob » Browning dans la nouvelle), Herbert Marshall l’inspecteur chargé de l’enquête et enfin Patricia Owens la femme du docteur.
Encore une fois, le film est un classique du film de monstre des années 50, on y retrouve la plupart des « ingrédients » des films de l’époque mais il est tourné de façon plus intelligente que la plupart des films qui ont inondé les cinémas de l’époque : Pas de monstres exubérants ou de spectaculaire, tout le film tourne autour de l’enquête de François afin de découvrir la vérité sur la mort de son frère, une importante partie du film est un long flashback et le film baigne dans une atmosphère feutrée et raffinée, presque bourgeoise, assez originale, très similaire aux films de la Hammer (La Mouche Noire est une production de la Twentieth Century Fox).
Deux suites seront donné au film, Le Retour de la Mouche en 1959, réalisé par Edward Bernds. Se situant quinze ans après le premier film, le fils du professeur Delambre décide de reprendre les expériences de son père mais suite à une trahison d’un de ses associés, il se retrouve avec la tête, le bras et une jambe de mouche.
Un troisième opus sortira en 1965, La Malédiction de la Mouche, réalisé par Don Sharp et c’est cette fois le petit-fils du docteur du premier film qui continue les expériences familiales en tentant de téléporter des êtres vivants sur de longues distances.
Ces deux films sont d’une qualité plus discutables que le premier film et je ne m’y attarderai pas plus que le petit paragraphe ci-dessus.
Pour la petite anecdote, le populaire réalisateur Roger Corman surfera sur le succès du premier film en en réalisant une variante féminine, La Femme Guêpe, en 1959 avec Susan Cabot dans le rôle principal.
Le film raconte l’histoire d’une femme qui, jugée trop âgée pour représenter une marque de cosmétiques, s’inocule un sérum à base de gelée royale de guêpe pour rajeunir mais finira par se transformer progressivement en mutant mi-femme mi-guêpe.

Peu de personne savent que le film La Mouche de 1986 est un « remake » du film de 1958 (moi même je l’ignorais et ne l’ai appris qu’il y a quelques années en feuilletant un magazine de cinéma) et pour cause, puisque ce n’est (presque) pas le cas.
Je m’explique : Même si, à la base, le film est prévu pour être un remake, sous l’impulsion de David Cronenberg, il va considérablement s’en éloigner pour n’en garder que l’idée de base, à savoir un scientifique se transformant en mouche après une expérience de téléportation.
Il est d’ailleurs amusant de constater que seule la mention « Inspiré par la nouvelle de George Langelaan » est présente au générique, sans mention du film original.
Le film commence lors d’une réception durant laquelle une jeune journaliste prénommée Veronica (Geena Davis) et abordé par un jeune scientifique original, Seth Brundle (Jeff Goldblum) qui lui confie travailler sur une machine pouvant changer à jamais le monde des transports. Intriguée, Veronica accepte de suivre Brundle dans son laboratoire qui lui montre deux grosses cabines métalliques, en fait deux téléporteurs.
Brundle fait une démonstration en téléportant un vêtement de Veronica d’une cabine à l’autre mais lui avoue être pour le moment incapable de téléporter de la matière vivante, trop compliqué pour l’ordinateur commandant la machine.
Veronica et Seth finissent par entamer une liaison, au grand dam de l’ex compagnon et rédacteur en chef de Veronica, Stathis Boran (John Getz).
Inspiré par sa nouvelle relation, Seth fini par résoudre le problème concernant la matière vivante et réalise avec succès la téléportation d’un singe. Mais un soir, Veronica doit quitter subitement Seth après avoir reçu une lettre de Stathis, la menaçant de révéler les recherches de Brundle à sa place, ce dernier lui ayant promis l’exclusivité.
Inquiet pour leur relation, Seth se saoule et dans un excès de confiance, fini par tester seul la machine sur lui même. Le test se passe bien mais durant le transport, une mouche se glisse dans le téléporteur avec Seth. Ne comprenant pas la présence de deux entités distinctes, l’ordinateur contrôlant la machine fini par fusionner les deux êtres.
Seth ressort de la machine dans un premier temps ragaillardi et en pleine forme, mais son corps va lentement subir de graves mutations, le transformant en être hybride entre la mouche et l’humain.
Comme pour tout film de cet époque, le processus de création fut long et s’étala sur plusieurs années : Au début des années 80, le producteur Kip Ohman a l’idée de faire un remake du film de 1958, il approche alors le scénariste Charles Pogue (auteur à l’époque de plusieurs scénarios pour la télévision, notamment Le Chien des Baskerville) et lui fait part de son projet.
Ne connaissant pas du tout l’histoire, Pogue lit alors la nouvelle de Langelaan et regarde le film de 1958 et se révèle être très enthousiasmé par le projet. Pogue contacte alors le producteur Stuart Cornfeld pour entamer la production, tout autant enthousiasmé, il accepte rapidement.
Les deux hommes présentent l’idée à la Fox qui elle aussi se révèle très enthousiaste et commande à Pogue un premier jet du scénario. Pogue et Cornfeld commence alors l’écriture et l’une de leur premières idées et que de plutôt présenter une métamorphose immédiate, il serais plus intéressant de présenter une transformation progressive. Un scénario est terminé quelques mois plus tard et présenté à la Fox… Qui, n’étant absolument pas convaincu par l’idée, décide de ne plus être rattacher au projet. Coup dur pour Pogue et Cornfeld qui du coup se retrouve sans possibilité de financement et met leur projet au point mort… Néanmoins, Cornfeld réussi à trouver un arrangement avec la Fox : Si il trouve un financement extérieur, la Fox acceptera de distribuer le film.
C’est alors que Cornfeld contacte le producteur Mel Brooks, de qui il est un collaborateur régulier. Plus habitué aux comédies, le producteur a malgré tout l’intelligence de sortir parfois de son style de prédilection pour produire des films d’un genre différent : C’est par exemple à Brooks et Cornfeld que l’ont doit déjà un autre film de « monstre », Elephant Man de David Lynch en 1980.
Cornfeld donne le scénario à Brooks qui, malgré le fait qu’il le trouve convainquant, estime qu’une nouvelle réécriture est nécessaire. Charles Pogue est alors écarté du projet et Brooks confie la tache à Walon Green, scénariste aguerri puisque déjà auteur de scénarios pour des films comme La Horde Sauvage (Sam Peckinpah, 1968) ou Le Convoi de la Peur (William Friedkin, 1977, Remake du Film français Le Salaire de la Peur). Mais Mel Brooks est déçu par la réécriture de Walon Green qu’il trouve trop éloignée du script original et rappelle Charles Pogue afin qu’il perfectionne son histoire.
Pendant que Pogue est occupé à la réécriture, Cornfeld et Brooks se mettent en quête d’un réalisateur : Leur premier choix se porte sur David Cronenberg, qui refuse car occupé à l’époque par un projet d’adaptation de la nouvelle Souvenirs à Vendre de Phillip K. Dick (Plus tard renommée Total Recall) pour le producteur italien Dino De Laurentiis. Cornfeld se tourne alors vers un jeune réalisateur anglais, John Bierman (Auteur à l’époque de quelques courts métrages et publicités) qui accepte rapidement. Le jeune réalisateur rencontre Charles Pogue à Los Angeles et la préproduction est commencée. Mais une tragédie va stopper de nouveau le projet : En vacances en Afrique du Sud, la famille de John Bierman est victime d’un accident dans lequel sa fille décède : Bierman se rend logiquement immédiatement en Afrique du Sud au chevet de sa famille. Cornfeld et Brooks mettent alors le projet en attente et attendent plusieurs mois pour recontacter Bierman, qui après plusieurs reports, leur annonce qu’il ne pourra pas réaliser le film…
A la recherche d’un nouveau réalisateur, le film est proposé au jeune Tim Burton (A l’époque employé de Disney qui commence à se forger une réputation), qui refusa car trop occupé par ces propres projets de film.
Entre-temps, Cornfeld apprend que David Cronenberg n’est plus associer au projet Total Recall et le recontacte, Cronenberg accepte, à condition qu’il puisse réécrire le scénario
David Cronenberg avoua honnêtement l’avoir accepté pour des raisons financières. En effet son précédent film, Dead Zone (adaptation d’un roman de Stephen King avec David Rigby et Christopher Walken) , malgré un succès critique, avait été un échec commercial et il avait besoin de renouer avec le succès.

Du scénario de Pogue, Cronenberg ne gardera que les grandes lignes : Celles d’un scientifique travaillant sur une machine de téléportation qui après un essai sur lui-même se retrouve fusionné avec une mouche pour se transformé progressivement en créature hybride. A la base heureux père de famille, Cronenberg fera du scientifique un original solitaire nommé Seth Brundle (Geoff Powell dans le scénario de Pogue) et supprimera de nombreux personnages pour se concentrer sur seulement trois, le scientifique, une journaliste et son patron.
Il gardera aussi l’idée de plusieurs scènes chocs, notamment l’apparition d’un hybride singe / chat, l’amputation du premier membre monstrueux poussant sur le ventre de notre infortuné scientifique et le meurtre d’une passante liquéfiée par le liquide gastrique de Brundle-Mouche.
Plusieurs variantes de la scène finale et de l’épilogue seront également tournées, notamment une montrant Veronica rêvant d’un bébé papillon. La plupart de ces scènes furent tournées mais ne furent pas inclus dans le montage finale après les projections test, notamment celles du singe-chat et du meurtre de la passante, afin de préserver une sorte d’empathie du public pour Brundle-Mouche.
Même si Cronenberg a considérablement réécrts le scénario, il insistera pour que Charles Pogue soit crédité comme co-scénariste, considérant que sans sa version du scénario, le sien n’aurait probablement pas pu voir le jour.
Cronenberg prend alors les rênes du projet et commence à réunir son équipe : Après de longs casting, il fini par choisir Jeff Goldblum pour le rôle principal. Pour le rôle de la journaliste, Goldblum propose alors Geena Davis qui n’est autre que sa compagne de l’époque : Séduit par l’idée car convaincu que le couple paraîtrait plus crédible à l’écran, Cronenberg fait passer un casting à Davis et elle est retenue pour le rôle.

Pour les effets spéciaux, Chris Walas est engagé. Le jeune homme n’est pas un débutant puisqu’on lui doit déjà la création des créatures de Gremlins, le dragon du méconnu film Le Dragon du Lac de Feu (Matthews Robbins, 1981) et plusieurs créatures du Retour du Jedi (Richard Marquand, 1983). Il créé tout d’abord la créature finale, puis créé les différents stades de la mutation.
Pour les besoins de certaines scènes, Jeff Goldblum aura besoin de plus de cinq heures de maquillage.
La musique quand à elle est confiée à Howard Shore, un collaborateur régulier de David Cronenberg puisqu’il a à l’époque composé l’intégralité des musiques des films du réalisateur, à l’exception de Dead Zone dont la musique est de Michael Kamen.
L’équipe réunie, le tournage commence à Toronto au Canada fin 1985 et se finira début 1986.

A sa sortie, le film est un succès, aussi bien critique que public et ce malgré le fait que le film soit le remake gore d’un film classique méconnu, par un réalisateur lui aussi méconnu du grand public.
La Mouche sera même le plus gros succès de la carrière de David Cronenberg, engrangeant plus de 40 millions de dollars de recettes les premières semaines de son exploitation, soit presque trois fois son budget initial. Il rapportera au total plus de 60 millions de dollars.
Le film sera principalement remarqué pour la prestation de Jeff Goldblum et les effets spéciaux, il recevra d’ailleurs en 1986 trois Saturn Awards : Meilleur film d’horreur, meilleur acteur pour Jeff Goldblum et meilleurs effets spéciaux pour Chris Walas, un tour de force puisque cette même année, il était en compétition avec Aliens, le Retour de James Cameron qui lui recevra 6 Saturn Awards.
Le film se fera surtout remarquer pour ses différents niveaux de visionnage, beaucoup verrons dans la longue décrépitude de Seth Brundle une analogie du SIDA, bien que l’intention première de Cronenberg soit plus, selon ces dires, de montrer les ravages de l’âge et une version accélérée de la vie d’un être humain et de quelle façon le vieillissement du corps agi sur la psychologie de cette même personne.
Le film est aujourd’hui reconnu comme étant un des films fondateurs du genre dit de body horror, un style de film consistant à effrayer en montrant des modifications ou des violences infligées au corps humain.
Plus généralement, David Cronenberg est considéré comme un des principaux créateurs de ce genre au cinéma, avec bien évidemment La Mouche mais aussi ces autres films, principalement Frissons (1975) et Rage (1977).
Les autres réalisateurs phare de ce genre de l’époque seront Stuart Gordon (Reanimator), Clive Barker (Hellraiser) et Bryan Yuzna (Society).
Après le succès du film il était logique qu’une suite soit très rapidement envisagée, c’est donc trois ans plus tard, en 1989, que sort sur les écrans La Mouche II et c’est là que ça se gâte…
Mais ça, on le verra le mois prochain !
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