La Foire aux Monstres
Le monstre humain (Freaks en anglais) est un mot qui n’a pas la même signification d’une personne à l’autre. Insulte pour certains, terme choquant et marquant utilisé par d’autres pour marquer leur différence, le mot lui-même divise, dérange. Depuis la nuit des temps, les monstres humains attirent, révulsent, mais rien ne peut empêcher la fascination qu’ils exercent sur l’être humain « normal », cette attirance, ce voyeurisme pour la différence, la difformité ou le handicap.
Vous l’aurez compris, ce mois-ci je ne vais pas parler de monstres imaginaires, d’extraterrestres ou de morts vivants, mais de ces gens différents, qui au début du siècle faisaient les choux gras des cirques et autres foires, ces êtres que l’on surnomme « les monstres », les freaks.
Tout d’abord, un freak c’est quoi ? Il s’agit en général de personnes atteintes de diverses maladies aux symptômes visibles : Nanisme, microcéphalie, acromégalie, hirsutisme (les fameuses femmes à barbe), jumeaux siamois, hermaphrodisme, toutes différences physiques clairement visibles en somme. L’image que l’on en a est généralement celle véhiculée par la culture populaire, de l’être difforme, vociférant, exhibé en cage devant un public horrifié. Il faut savoir que cette image est partiellement tronquée. Pour ce qui est de la difformité, c’est un fait que durant le dix-neuvième et le début du vingtième siècle, les freaks étaient des attractions très répandues dans les cirques, mais l’exhibition n’était pas un passage obligé : La plupart de ces artistes étaient utilisés dans des spectacles de magie ou de clowns, voir faisaient eux même leur propre numéro.
Le sensationnel et l’effrayant était malgré tout particulièrement vendeur et la plupart de ces artistes étaient prêts à jouer le jeu pour gagner leur vie en se faisant passer pour le « Chaînon manquant », ou « L’homme bête » venu d’une contrée exotique.
Très populaire durant le dix-neuvième siècle et le début du vingtième, ils finiront par progressivement disparaître suite aux découvertes médicales expliquant les difformités ainsi que l’apparition de lois régulant plus sévèrement ce genre d’exhibition.
Aujourd’hui les freakshows existent toujours mais plutôt que de mettre l’accent sur les difformités physiques, ils mettent en avant des artistes aux talents « bizarres » tel que du body art, des fakirs, contorsionnistes ou magiciens performants des tours plus axés sur le bizarre et le glauque que le divertissement tout public.
Faire un historique des freaks ou bien présenter les plus célèbres d’entre eux serait particulièrement laborieux, surtout que l’endroit ne s’y prête pas forcément, néanmoins lorsque l’on aborde le sujet, il y a un film sur lequel ont ne peut pas faire l’impasse : Freaks, La Monstrueuse Parade.
Freaks (sous titré en France La Monstrueuse Parade) est un film en noir et blanc de Tod Browning, sorti en 1932.
A l’époque le cinéma muet est sur le déclin et le parlant s’impose massivement à Hollywood, Tod Browning est un réalisateur américain célèbre pour ses multiples collaborations avec la star du muet d’épouvante Lon Chaney. Un matin, le comédien Harry Earles (qui interprétera plus tard le rôle du candide Hans dans Freaks), qui avait collaboré avec Browning et Chaney sur le film Le Club des Trois, l’histoire de trois gangsters, lui présente un livre intitulé Spurs, une histoire sordide de vengeance au sein d’un cirque incluant des artistes freaks. Ayant déjà eu un passif dans un cirque et le monde du spectacle, il a même déjà réalisé un film se passant dans un cirque, le magnifique L’Inconnu avec son acteur fétiche Lon Chaney, Browning est charmé par l’idée de l’adapter en film et il va tenter durant de long mois de convaincre la Metro Goldwyn Mayer de produire le film avec bien sûr Lon Chaney dans un des rôles titres. Avec le temps, Freaks devient une obsession pour Browning, il refusera même de tourner une version du Bossu de Notre Dame au profit de Freaks. Mais le décès de Lon Chaney en 1930, va mettre une nouvelle difficulté sur le chemin de Browning, néanmoins, le producteur Irving Thalberg fini par accepter de produire le film et le tournage débute en 1931 et durera 36 jours.
En ce qui concerne le casting, le rôle titre sera tenu par Wallace Ford, dans le rôle du clown Phroso. Ford est à l’époque un jeune acteur n’ayant que quatre films à son actif. Le rôle féminin quant à lui sera confié à Leila Hyams, actrice chevronnée ayant déjà tourné dans plus d’une trentaine de films, elle jouera le rôle de Venus, une dompteuse. L’autre grand rôle féminin est tenu par Olga Baclanova qui malgré son jeune âge (30 ans) est une actrice considérée comme étant en fin de carrière. Pour ce qui est des rôles des Freaks, Browning va recevoir des centaines de candidatures de tous les États-Unis, si le rôle du nain Hans est logiquement tenu par Harry Earles (c’est d’ailleurs la propre sœur de Harry, Daisy, qui jouera le rôle de sa fiancé dans le film), Browning va choisir méticuleusement chaque personnage, même lorsque celui-ci n’a que quelques scènes durant le film : Ainsi quelques célébrités du monde du cirque vont rejoindre le casting, comme les sœurs jumelles siamoises Daisy et Violet Hilton, le nain Angelo Rossetto, l’homme tronc Prince Randian, l’homme squelette Pete Robinson ou encore le demi-homme Johnny Eck.
Le casting au grand complet, Tod Browning est au centre en haut, l’homme moustachu avec une cravate
L’histoire raconte la vie d’un petit cirque en Allemagne et plus particulièrement celle de Hans, un nain illusionniste, qui malgré ses récentes fiançailles avec une autre naine du cirque, la jolie Frieda, est fou amoureux de Cléopâtre, une trapéziste hautaine.
En parallèle, on suit l’amourette naissante entre le clown Phroso et la dompteuse Venus après que celle-ci ai rompu avec l’hercule du cirque. A peine séparé de Venus, Hercule va tomber dans les bras de Cléopâtre et tout les deux vont s’amuser de l’affection que Hans porte à cette dernière. Mais très vite les deux amants vont échafauder un plan machiavélique pour se débarrasser du naïf Hans après avoir appris que ce dernier vient d’hériter d’une grosse fortune.
Les histoires de Hans, Frieda, Cléopâtre, Phroso et Venus vont alors s’entremêler, jusqu’à un dénouement dramatique…
Harry et Daist Earles, interprétant Hans et Frieda
Réalisé sobrement, sans voyeurisme, Freaks est un film qui divise à sa sortie (et même encore aujourd’hui) : Fable sensible sur la différence pour certains, film voyeur pour d’autre, celui-ci est très mal reçu à sa sortie et est un véritable échec commercial. De plus, il commence à se tailler une réputation de film « dérangeant » et la Metro Goldwyn Mayer, plutôt que de l’assumer, préfère stopper son exploitation à peine un an après sa sortie.
Le film sombrera dans l’oubli pendant quasiment trente ans et refera surface à la fin des années soixante lorsque la pop culture dite « freaks » issue de la jeunesse post-Viet Nam commencera à avoir vent du film au travers de projections dans des cinéma-clubs.
Aujourd’hui, Freaks la Monstrueuse Parade est considéré comme un classique du cinéma, ode à la différence, déclaration d’amour aux gens dits différents, le film est le porte-étendard de tout un mouvement prônant la différence comme une normalité. Une renommée que Tod Browning ne connaîtra jamais, le réalisateur décède le 6 octobre 1962.
Bande-annonce non-officielle de Freaks, La Monstrueuse Parade, réalisée par un internaute (1)
Freaks est en soit un film unique qui a durablement marqué l’histoire du cinéma, il était donc logique que de nombreux artistes de tous bords et de tous médias lui rendent hommage et parmi, ceux-là, on trouve bien sûr les comics !
Même si l’analogie avec la fameuse école pour mutants du Professeur Xavier est logique, je ne vais pas encore parler des X-Men, d’autres le font mieux que moi et surtout beaucoup plus souvent. Non, comme à mon habitude, je vais plutôt vous parler d’une bande dessinée très peu connue, pourtant signée par deux grands noms et même publiée en France il y a quelques années, cette bande dessinée parle de monstres freaks, se passe en Allemagne et est une sombre histoire de vengeance : Cette bande dessinée s’appelle La Foire aux Monstres, Freak Show en version originale : Le titre est juste un point commun ? Pensez-vous, plus référencé que cette bande dessinée, c’est assez rare.
La Foire aux Monstres est donc un graphic novel publié originellement en 1982 en plusieurs parties dans le magazine Heavy Metal. Cette histoire est signée par deux stars des comics à savoir le scénariste Bruce Jones et le dessinateur Bernie Wrightson. Cette histoire sera assez rapidement publiée en France (1984) par Albin Michel en partenariat avec L’Écho des Savanes dans leur collection Spécial USA.
Je ne vais pas de nouveau m’étendre sur la carrière de cet artiste particulièrement prolifique qu’est Bernie Wrightson, pour cela je vous renvoie au petit paragraphe de présentation que j’avais fait de lui durant mon Jeudi de l’Angoisse (Des Comics) consacré à Batman/Aliens.
Pour ce qui est de Bruce Jones, il a un peu eu une carrière similaire à celle de Bernie Wrightson : Il commence sa carrière dans les années 70 en écrivant de nombreux comics d’horreur pour Warren Publishing, notamment dans les magazines Creepy et Eerie. Il délaissera l’horreur pour aller écrire chez Marvel, principalement les séries Ka-Zar et Conan Le Barbare, mais aussi des histoires de science-fiction pour la ligne de magazines Marvel.
En 1979, il rencontre April Campbell (qui deviendra plus tard sa femme) et forme la compagnie Bruce Jones Associates. A eux deux, ils vont éditer, publier et écrire la majeure partie des comics de l’éditeur Pacific Comics, notamment les titres Twisted Tales, Alien World et Pathway To Fantasy.
Suite à la faillite de Pacific Comics, la plupart des titres sont repris par Eclipse Comics.
Par la suite, il écrira des romans policiers mais reviendra sporadiquement à la bande dessinée, notamment en écrivant le graphic novel RIP In Time de Richard Corben ou le comics-strip Flash Gordon de 1990 à 1992, dessiné par Ralph Reese.
En 2001, il est contacté par Axel Alonso pour reprendre l’écriture de la série The Incredible Hulk, il accepte et écrira cette série durant trois ans. Il signe ensuite un contrat d’exclusivité de deux ans avec DC Comics et écrira les titres Nightwing, OMAC, Man-Bat, Vigilante et surtout une sublime mini-série Vertigo consacrée à Deadman.
Revenons à notre Foire aux Monstres.
L’histoire commence par le discours d’un bonimenteur (comme Freaks tiens justement) qui va conter une histoire en relation avec l’aberration qu’il s’apprête à dévoiler à un public médusé (toujours comme dans Freaks…). L’histoire commence en Allemagne (comme… Dans Freaks, rassurez-vous, les points communs s’arrêtent là pour le moment) et raconte l’histoire de Valker, un homme qui voyage dans la campagne et y recueille tous les laissez pour compte, comme Deja, la femme grenouille ou Robin, l’effrayant garçon oiseau. Même si Valker se sert de ses protégés pour effrayer la populace lors d’un freak show, il les traite bien, leur donnant un foyer, affection et éducation. Un soir Valker recueille Lila, une jeune femme traumatisé par le suicide de son mari. D’abord effrayée, Lila va se prendre d’affection pour Valker et sa troupe et voyager avec eux. Valker et Lila tombent amoureux et Lila fini par être enceinte.
L’accouchement se passe mal et pour tromper son inquiétude, Valker se remet à boire. Lorsque Deja vient lui présenter son enfant, Valker sombre dans une rage aveugle en découvrant un bébé difforme. Convaincu de la tromperie de Lila, Valker va alors commettre l’irréparable…
Autant être franc d’emblée, La Foire aux Monstres est un immense hommage à Freaks que se soit dans son entrée en matière très semblable, voir certaines scènes quasiment identiques au film : Ainsi lorsque Valker est montré en train de vivre avec ses protégés, la scène ramène immédiatement à l’ouverture du film lorsque la directrice du cirque Madame Tetralini (jouée par la française Rose Dione dont c’est d’ailleurs le seul rôle parlant) pique-nique avec les freaks. Il en est de même pour la scène finale, à l’environnement identique, ainsi que son épilogue là encore quasiment similaire.
Néanmoins, même si certaines scènes ou détails rappellent immédiatement le film de Browning, ce ne sont que des clins d’œils et Bruce Jones et Bernie Wrightson ont choisis d’aborder leur histoire sur un ton clairement horrifique là où le film de Browning jouait plus sur l’empathie.
Les freaks de Jones et Wrightson sont d’affreuses créatures difformes et complètement invraisemblables et le ton de l’histoire y est clairement axé vers l’horrible. La seconde grosse différence est tout le cheminement de Valker, qui va passer une bonne partie de l’histoire à chercher la rédemption, jusqu’à être atrocement rattrapé par son passé.
Pour ce qui est du scénario, Bruce Jones écrit son histoire à la manière des EC Comics à savoir une histoire dont le plus important est la chute, chute malgré tout assez prévisible lorsque l’on a suffisamment lu d’histoires de ce genre. Néanmoins, le personnage de Valker reste très intéressant, passant par de multiples facettes tout au long du récit.
Il n’en reste pas moins que l’histoire se lit passionnément, et de ce fait assez rapidement.
Graphiquement, Bernie Wrightson excelle et son talent pour les histoires horrifiques n’est plus à prouver : La Foire aux Monstres et encore un des nombreux exemples de la maîtrise parfaite qu’a l’artiste de ce style, à la fois sombre, expressif et détaillé, Wrightson est pour moi l’artiste de référence de ce genre et son style est naturellement adapté à cette histoire, à la fois ténébreuse et gothique.
Wrightson est un génie de l’horreur, tout simplement.
Pour finir, La Foire aux Monstres et un grand comic d’horreur, méconnu et qui mérite amplement une lecture que vous soyez passionné ou non du genre. C’est de l’horreur de la vieille école en comic, avec tout ce que ça implique de qualités : Une lecture bien agréable, référencée, visuellement époustouflante et écrite de façon intelligente.
De plus, malgré sa publication française ante-diluvienne (31 ans !) on le trouve encore assez facilement sur le marché de l’occasion à des prix raisonnables, sur internet ou chez les bouquinistes. Pour les puristes de la version originale, elle est régulièrement réédité. (2)
Bon et bien maintenant il ne vous reste plus qu’à vous faire une soirée film et comic en regardant ce chef-d’œuvre qu’est Freaks et finir par la lecture de ce livre.
En plus, sans le savoir, vous venez de lire un article écrit par un freak, comme quoi.
La Foire aux Monstres de Bernie Wrightson et Bruce Jones publié en 1984 chez Albin Michel dans leur collection Special USA.
Freaks, La Monstrueuse Parade de Tod Browning sorti en 1932, disponible en double DVD collector (contenant en bonus le film muet L’Inconnu avec Lon Chaney) chez Warner Home Vidéo depuis le 1 juin 2005.
1 : J’ai choisi de mettre cette bande-annonce plutôt que l’officielle car celle-ci montre juste les premières minutes du film.
2 : Je précise quand même que la version américaine est en noir et blanc, ce qui n’est pas le cas de la version française qui elle est en couleurs.