Nous sommes en 1975. Quatre artistes au sommet de leur art décident de rassembler leurs talents pour fonder une entreprise artistique où ils pourraient se nourrir de leurs expériences mutuelles au sein de l’industrie des comics et développer leur art indépendamment du dictât des éditeurs.
The Studio, un espace de travail communautaire basé dans le quartier de Chelsea à Manhattan, fut fondé par le quatuor Barry Windsor-Smith, Jeffrey Jones, Michael William Kaluta, et Bernie Wrightson, et allait pendant 4 ans être le lieu d’une extraordinaire émulation entre ces artistes qui finirent par publier un artbook désormais mythique regroupant leurs créations chez Dragon’s Dream.
Parmi ce quatuor d’exception, l’un d’entre eux vécu un parcours des plus difficiles et des plus singuliers, à l’image de son évolution graphique à la fois onirique et torturée, et par dessus tout indissociable de sa recherche d’identité de genre, il s’agit de Jeffrey Catherine Jones.
Née en 1944, Jeffrey Durwood Jones naît et grandi à Atlanta, Géorgie. Elle obtient son diplôme au Georgia State College et admire le travail de Johannes Vermeer, Giovanni Battista Tiepolo, et Rembrandt.
Jeff commence sa carrière comme illustratrice de livres de science-fiction, elle-même grande amatrice et avide lectrice d’auteurs tels qu’Heinlein, Bradbury, Campbell et Clarke et perfectionne ses compétences artistiques pour des fanzines comme ERBdom, Amra, et Trumpet. Elle devient professionnelle en illustrant des récits d’Eerie, Creepy, et Flash Gordon ainsi qu’en peignant pour Red Shadows, un hardcover réunissant des histoires de Solomon Kane publiés par Donald M. Grant. Un déménagement d’Atlanta à New York avec sa femme, Marie Louise « Weezie » Alexander (également connue plus tard sous le nom de Louise Simonson…), la conduit à entamer une carrière d’illustratrice de couvertures, elle était rapide, polyvalente, et avait un style qui rappelait vaguement celui de Frank Frazetta, ce qui la rend extrêmement populaire auprès des directeurs artistiques.
En plus de fournir des couvertures de livres de Fritz Lieber, Jack Vance, Andre Norton et Robert E. Howard, elle produit de nombreuses couvertures pour des comics de romance, d’aventure, d’horreur (chez Warren Publishing), et d’espionnage. Elle a également œuvré pour National Lampoon (avec Idyl de 1972 à 1975) et Heavy Metal.
Jeffrey réalisera également deux couvertures pour les numéros 199 et 200 de Wonder Woman en 1972 dans la plus grande tradition des Eerie comics.
Elle produit certains de ses tableaux les plus accomplis en tant que membre du Studio aux côtés de Michael William Kaluta, Bernie Wrightson, et Barry Windsor-Smith, mais l’expérience signifie beaucoup moins pour elle selon les observateurs qui souhaitent désespérément en faire partie.
A la fin des années 1990 Jeffrey rajoute « Catherine » à son prénom (bien qu’elle ne l’ait jamais changé légalement), et commence à s’habiller et vivre comme une femme, commençant par être décrite comme telle par beaucoup. Cependant sa famille et ses amis de longue date continuent de l’appeler « Jeff » en se référant toujours à elle comme un homme.
Le fait est que Jeffrey a toujours souhaité changer de genre, entamant en 1998 une procédure de changement de sexe à l’aide d’une chirurgie de réattribution sexuelle et d’un traitement hormonal.
Décédée en 2011 des suites d’un emphysème et de nombreuses bronchites, le Comics Journal écrit dans son article nécrologique dédié à l’artiste :
On sait maintenant par le biais des écrits personnels de l’artiste qu’elle s’était sentie en conflit au sujet de son genre depuis l’enfance, se sentant toujours une plus grande affinité pour le beau sexe que pour sa propre masculinité. Ayant grandi comme un produit des années 1950 assujetti au patriarcat, avec un père héros de guerre dominateur, Jones ne savait pas comment faire face à son désir d’être une femme, et en avait honte. Pendant des années, elle a essayé de noyer ces sentiments dans l’alcool, mais après beaucoup d’introspection, Jones s’est rendu compte que même si elle était née de sexe masculin, à l’intérieur, elle était une femme. Elle a commencé une thérapie de remplacement d’hormone en 1998, et établi une nouvelle phase de sa vie en tant que femme, en changeant son nom en Jeffrey Catherine Jones. Pourtant, même cette transition n’a pas apporté la paix à cette artiste douce et troublée, et en 2001 elle subit une dépression nerveuse , qui conduit à la perte de sa maison et de son studio. Cependant, elle l’a finalement récupéré, et en 2004, a commencé à peindre et dessiner de nouveau.
Peu de temps avant le décès de Jeffrey, Maria Paz Cabardo réalise un documentaire intitulé Better Things: The Life and Choices of Jeffrey Catherine Jones qui tente de cerner (si cela est possible) la vision de cette artiste hors du commun qui aura influencé un nombre incalculable de dessinateurs et d’auteurs de comics dont certains témoignent dans ce programme : Michael W. Kaluta, Bernie Wrightson, Moebius, Roger Dean, Dave McKean, Rick Berry, Rebecca Guay, Paul Pope, Bill Sienkiewicz, George Pratt, Mark Chiarello, Louise Simonson, Henry Mayo, Terese Nielsen et Neil Gaiman.
Il s’agit d’un film sur une artiste : Jeffrey Catherine Jones. Il est rapporté et racontée à travers les expériences et les perceptions de Jeffrey, mais il est aussi guidé et formé par un groupe de créateurs qui ont été influencés et ont travaillé avec Jeffrey lors des différentes étapes de sa vie. Au début du film, la question est posée: « Qui est Jeffrey Jones? » Jeffrey n’a pas de réponse. Le film informe le spectateur sur la vie de Jeffrey à un niveau jamais fourni au public auparavant, mais ne prétend pas avoir répondu à la question. Il est laissé au spectateur d’en décider.
Tout le monde fait des choix tout au long de sa vie – Jeffrey n’était pas différente. Pourtant, les choix que Jeffrey a fait, d’une certaine façon, semblent avoir été inévitables et nécessaires, et pourtant tout à fait imprévisibles. Ce film, en son sein, en dessine la juxtaposition ; le contraste est fascinant, car il présente des points de vue presque diamétralement opposés. Il est étonnamment clair que Jeffrey devait devenir une artiste. Ce qui est mis en lumière sont les influences, les pressions et les décisions qui ont causé son développement artistique. Jeffrey n’a jamais été convaincue de la qualité de son art, et s’est sans cesse remise en question pour savoir si cela était assez bon pour générer l’excitation qu’elle semblait créer. Et pourtant, elle se prêtait très peu à l’art du compromis – quand Jeffrey se lassa que des directeurs artistiques exigent des changements, elle cessa tout simplement de peindre à des fins commerciales.
Quelque part sur le chemin de la vie de Jeffrey, les dessins et les peintures ont évolué de l’illustration en art pour le bien des images elles-mêmes. Ils ont commencé à voler de leurs propres ailes. Ils ont présenté une vision du monde à travers les yeux de Jeffrey ; une vision unique qui a transmis la beauté présente, pas dans des images idéalisées, mais dans les personnes et les situations qui étaient réelles. Voir le travail de Jeffrey ne résulte pas seulement de réaliser qu’en tant qu’art c’est magnifique, mais qu’elle a attiré notre attention sur le fait que la beauté était partout, et pourrait être vue si nous voulions seulement la regarder avec une toute nouvelle perspective.
Voici tous les extraits vidéo disponibles sur ce documentaire :
Je ne connaissais pas Jeffrey Catherine Jones, et je viens à peine de prendre conscience du manque que c’était. Son art est tous simplement magnifique et poignant, mélangeant le réalisme et l’onirique, transcendant l’amour et la mort au travers de peintures incroyables…
Merci à toi Katchoo pour ce partage…Je suis Fan !
Et bien merci à toi de m’avoir lu ! Je pensais que lui rendre hommage était une bonne chose, ses trois autres comparses (qui sont pour moi chacun d’entre eux des Dieux Vivants des comics) ont eu je trouve beaucoup plus d’exposition qu’elle tout au long de leur carrière, grâce sans doute aux choix qu’eux même ont fait tout du long.