Avant de revenir sur l’héroïne du moment, Wonder Girl, je crois qu’il était quand même temps que je vous parle de ce numéro emblématique qu’est Superman’s Girlfriend Lois Lane #106, dans lequel la fiancée de Superman pousse sa légendaire curiosité (ou son envie de décrocher un prix Pulitzer) jusqu’à se transformer en une jeune femme de couleur et découvrir l’envers du décor.
J’emploie le terme d’emblématique parce qu’il fait partie de ces titres qui ont marqué l’histoire des comics, en apportant sa pierre à l’édifice dans la représentation des minorités dans l’édition mainstream, à une époque où tout était encore loin d’être une évidence. Il en existe d’autres, bien sûr, on peut citer d’emblée Green Lantern/Green Arrow #76 par le tandem Denny O’Neil et Neal Adams qui, publié la même année en 1970, traitait également du racisme (la série va d’ailleurs égrener les nombreux maux de la société de l’époque), et plus récemment en 1992 Alpha Flight #106 et le coming out de Northstar qui a tant fait parler de lui.
Nous sommes donc en 1970, à l’aube du Bronze Age et à une époque où l’Amérique a récemment connu de grands bouleversements sociaux et idéologiques, notamment grâce à l’essor des mouvements féministes mais surtout des droits civiques qui réclamaient l’égalité des droits pour les Noirs Américains par l’abolition de la législation qui instituait la ségrégation raciale. Des personnalités comme Martin Luther King ou Rosa Parks, en étaient les figures les plus célèbres et allaient influencer pendant des décennies les différentes manifestations de la pop culture, l’industrie des comics ne pouvait donc y échapper.
Nous sommes aussi à une époque où la bande dessinée a encore un fort impact sur son jeune lectorat, les comics sont donc le moyen le plus simple de faire passer des messages forts et de dénoncer les maux qui ont gangrené culturellement la société américaine depuis ses fondements : la colonisation, la ségrégation et le fondamentalisme, et ainsi peut-être sensibiliser les nouvelles générations sur ce qu’il faut changer.
Ecrit par Robert Kanigher et dessiné par Werner Roth (connu pour avoir succédé à Jack kirby sur les X-Men), I Am Curious (Black)! est le titre donné à cet épisode, autant dire qu’il annonce la couleur, mais c’est surtout une référence au film Suédois I Am Curious (Yellow) réalisé en 1967 où une jeune étudiante passionnée par les sujets liés à la justice sociale, se met à interviewer son entourage sur les classes sociales dans la société, l’objection de conscience, ou encore l’égalité des sexes.
Il nous présente une Lois Lane dont les dents rayent le parquet du Daily Planet. L’arrogante journaliste pense en effet pouvoir décrocher le fameux prix Pulitzer en allant faire un reportage au cœur de Little Africa, le quartier noir de Metropolis, et se contenter de poser quelques questions aux autochtones, des enfants revenant de l’école aux femmes cloîtrées dans leur appartement (car oui, le quartier est un peu craignos) en étant persuadée qu’elle sera accueillie les bras ouverts car hé, elle est Lois Lane, la célèbre Reporter du Daily Planet !
Étonnement les choses les choses ne se déroulent pas comme prévu pour notre intrépide journaliste : les habitants de Little Africa ne semblent en effet pas vouloir être le sujet d’un article, de claquage de porte en ignorance à peine feinte, Lois se retrouve rapidement le bec dans l’eau, à croire qu’à l’époque on avait déjà entendu parler des sujets traités par dessus la jambe.
Mais Lois va commencer à comprendre d’où vient le problème par le biais d’une vieille dame aveugle, celle-ci au son de sa voix se rend compte qu’elle parle à une femme blanche et déguerpi aussitôt. Continuant sa route, elle va s’arrêter devant un rassemblement où un activiste en faveur de l’égalité les droits la prend à partie, et c’est à ce moment là qu’elle réalise (enfin, il lui en a fallu du temps) que son statut de femme blanche est loin d’inspirer la sympathie, elle se retrouve d’ailleurs elle-même victime du racisme que dénonce le manifestant.
Déconcertée, Lois décide de faire appel à Superman pour l’aider à trouver une solution à son épineux problème. Celui-ci l’emmène faire un tour dans la Forteresse de Solitude car la journaliste souhaite utiliser la Plastimold Machine pour devenir le temps de 24 heures une toute autre personne, c’est à dire une jeune femme de couleur.
Ce n’est pas la première fois que Lois utilise cette machine d’origine kryptonienne crée par le docteur Dahr-Nel, qui lui avait déjà fait subir d’autres transformations quelques numéros auparavant dans Superman’s Girlfriend Lois Lane #90, ce qui prouve soit-dit en passant qu’elle doit désormais certainement être une fervente amatrice de l’émission de télé-réalité Relooking Extrême.
Ni vu ni connu, Lois se métamorphose en une créature tout droit sortie d’un film de Blaxploitation, elle se doit alors de changer sa garde robe pour fondre un peu mieux dans le décor et direction Little Africa pour découvrir enfin ce que cela fait d’être noire.
La réalité va donc lui sauter en plein visage, son chauffeur de taxi préféré ne daigne même pas s’arrêter pour la transporter. Dans le métro, la paranoïa la guette lorsqu’elle pense que la population majoritairement blanche la dévisage comme si elle était la nouvelle Rosa Parks, alors que personne n’accorde tout simplement d’importance à une personne de couleur. En quelques cases, le ton du comics devient beaucoup plus sérieux, son enthousiasme et son excès de confiance des premières pages se transforme en une prise de conscience teintée du sentiment que tout un univers est en train de s’écrouler.
Son parcours initiatique la conduit dans un immeuble insalubre où elle parvient à éteindre un incendie qui menaçait de se propager à cause d’un tas d’ordures entreposés derrière un escalier. L’une des habitantes l’invite à boire un café et c’est une nouvelle claque que se prend notre reporter, découvrant les conditions de vie difficile de son hôte qui doit jusqu’à chasser des rats de la chambre de sa fille.
Peu de temps après, Lois tombe sur un homme conduisant une classe improvisée à des enfants dans un terrain vague. Tout en regardant l’échange entre l’enseignant et les élèves, Lois est approché par un homme du nom de Dave Stevens qui prétend la reconnaître. C’est en effet l’homme qui haranguait la foule au début de notre histoire, mais, avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit, Dave aperçoit un groupe de jeunes se diriger vers un tas d’ennuis. Lois suit Dave dans la ruelle alors qu’il poursuit les adolescents. Les enfants arrivent devant un butin et une paire de gangsters que Dave va tenter d’arrêter, mais il est abattu par l’un d’eux.
Heureusement Superman n’est jamais très loin et met rapidement un terme à l’altercation, amenant Lois un Dave très affaibli à l’hôpital voisin. Les médecins les informent que Dave a besoin d’une transfusion, mais ils n’ont pas le type O Négatif en stock en raison du manque de financement de l’hôpital. C’est à ce moment là que Lois se dévoue pour lui donner son sang, car il est également de type O Négatif.
Après la transfusion ainsi que tout ce que Lois a appris lors de cette folle journée vient le moment de vérité, elle demande à Superman si il l’épouserait si elle était noire. Bien que celui-ci aborde brièvement les implications raciales de sa question et le fait qu’il est lui aussi un étranger, il donne à Lois toujours la même réponse, leur mariage n’aura jamais lieu car il veut avant tout la protéger de ses ennemis. Avant de pouvoir répondre, Lois redevient Lois et lorsque l’infirmière vient l’avertir du réveil de Dave, elle craint sa réaction en découvrant qu’il a été sauvé par une « Whitey« .
La dernière page, très subtile car sans aucun dialogue, met un terme définitif à toutes ses interrogations, mais elle nous montre surtout comment deux personnes peuvent être unies malgré leurs différences et nous donne ainsi beaucoup d’espoir.
Alors oui soyons honnêtes, il est vrai que ce numéro peut paraître un peu désuet et daté de nos jours et il est loin d’être exempt de défaut. On relèvera par exemple les choix vestimentaires un peu étranges de Lois qui n’a vraisemblablement pas compris que Little Africa reste un quartier de Metropolis, et non pas un village perdu aux confins de la pampa. Le vindicatif Dave Stevens représente quant à lui le cliché de l’homme noir bien énervé mais qui sera au final sauvé par deux blancs, comme si Robert Kanigher se frottait à un thème qu’il ne maîtrisait pas tout à fait lui-même, à l’image de Lois Lane au début du récit. Mais bon, il faut savoir remettre ce numéro dans son contexte pour en apprécier toute la subtilité et la saveur, car son propos lui, reste universel et ô combien d’actualité…
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