Wet Moon par Julien Lordinator

Wet Moon, un petit coin de paradis (et d’enfer)

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Parfois, la publicité sur les sites marchand, ça a du bon. C’est ce que je me suis dit quand un grand site de vente d’objets culturels en ligne bien connu portant le nom d’un groupe de guerrières mythologiques m’envoya «  innocemment  » une publicité pour un autre livre de Ross Campbell après que j’eu acheté la version française de The Abandoned (Les Abandonnés chez Milady) et ce livre s’appelle Wet Moon.
Une fille gothique sur la couverture, un titre évocateur «  Lune Humide  » (Gloups…) je me dis qu’au final ça pourrait finir par m’intéresser, et à tout hasard le place dans ma liste de futurs achats potentiels. Les mois passent et arrive le mois d’août  : Je suis en vacances, pas grand chose à me mettre sous la dent en terme de lecture chez les éditeurs d’art séquentiel hexagonaux, je décide donc de me rabattre sur la « VO » (Comment ça fait classe et élitiste  : Oui, vous voyez, moi je lis de la « VO », Hu hu hu  !) et jette une œil dans la liste mentionné ci-dessus. Wet Moon, je l’avais presque oublié en fait… Pourquoi pas  ? Je décide quand même de me renseigner un peu avant et cherche quelques renseignements, il y quand même six volumes, je ne vais pas commencer une série si c’est pas terrible…

Rien sur les sites français (…), par contre les sites de nos amis d’outre-atlantique sont unanimes  : C’est excellent  ! La note moyenne sur la plupart des sites et blogs que je consulte flirtant souvent avec le maximum pour chaque volume.

Décidé et rassuré, je commande (et reçois) les trois premiers tomes et commence la lecture… Et là le choc, je viens de lire l’une des meilleures choses que j’ai lu dans toute ma vie de lecteur de bandes dessinées.

Pourquoi ? Comment ? De quoi ça parle et pourquoi c’est bien ? Je m’en vais tenter de répondre à toutes ces questions dans l’article qui suit.

Ross Campbell, artiste hors norme

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Jeune artiste ayant commencé sa carrière en 2003 chez le petit éditeur Oni Press, Ross Campbell est surtout connu pour ses travaux en creator owned, il n’a fait que quelques incursions chez les grands éditeurs, généralement le temps d’histoires courtes (House of Mystery chez DC ou les Tortues Ninjas chez IDW notamment) ou pour des couvertures alternatives.

Ces œuvres sont majoritairement publiées chez Oni Press, les plus connues sont donc The Abandoned, Mountain Girl, Shadow Eyes, Water Baby et donc Wet Moon.

Ross Campbell écrit et dessine, et que ce soit son style de dessin ou d’écriture, les deux sont aux antipodes des canons de la bande dessinée américaine : ses personnages sont dessinés avec une grande variété de physique ou de race, exagérément maigres, gros, petits ou ayant des infirmités, Campbell s’attache à créer des personnages les plus réalistes et hétéroclites possibles, au physique plus réaliste que ceux habituellement présents dans la plupart des comics créent une sorte de rapprochement soit avec le lecteur lui-même, soit avec des personnes qu’il connaît.

Cette variété est également présente dans sa manière de les écrire, l’auteur donnant une grande importance à la psychologie de ses personnages, travaillant surtout les relations entre eux grâce à de nombreuses phases de dialogues, mais aussi en ouvrant ou terminant les chapitres de ces histoires avec des extraits de journaux intimes ou de blogs écrits à la première personne par les personnages eux-même.

Avec son style de dessin et son écriture hors norme, Ross Campbell créé une proximité, à la fois visuelle et psychologique, entre ses personnages et les lecteurs.

L’autre particularité de l’écriture de Ross Campbell est l’importance des détails : Un événement succin ou un personnage apparaissant rapidement dans un chapitre peut très bien devenir un facteur important plusieurs chapitres plus tard. Cet aspect de l’écriture est surtout présente dans Wet Moon, série plus longue et donc plus apte à utiliser cette technique.

Comme je le dis dans le titre, Ross Campbell est donc un artiste hors norme : en allant à l’opposé de la production classique, il réussi à créer des histoires et des personnages aux antipodes de ce que l’on a l’habitude de lire dans un comic, attirant ainsi un lectorat plus hétéroclite que celui des comics mainstream.

Un artiste donc en décalage avec son industrie qui a réussi à imposer une bande dessinée originale et inédite : Le signe d’un futur grand artiste, qui c’est déjà forgé une belle réputation dans le domaine de l’underground et dont la carrière est à surveiller de près.

Maintenant que nous connaissons l’homme derrière l’œuvre, intéressons nous à l’œuvre en elle-même.

Bienvenue à Wet Moon  ! Ces marais, son sanglier géant…

Wet Moon est en fait une petite ville de Louisiane, perdue au milieu des marais, dont le principal atrait est une grande université des métiers de l’art. Wet Moon est une ville hétéroclite dans laquelle se côtoie rednecks, étudiants et toute une galerie de personnages plutôt bizarres.

C’est dans cette petite ville que vit Cléo, jeune fille gothique un peu naïve et toute sa bande d’amis.

Cléo est une jeune fille complexée, déjà par son physique un peu trop rond et sa petite taille, tout le contraire de Trilby, sa meilleure amie, grand jeune fille svelte et sportive, extravertie et geek dans le déni.
Le groupe d’amis de Cléo est ainsi constitué de personnages hors normes, tous avec des physiques différents, loin des canons habituels du comic mainstream : On trouve donc Mara, une jeune fille afro-américaine, bisexuelle et athlétique, dotée d’un fort tempérament, qui élève des cafards dans une boite sous son lit.
Dans le même genre, Audrey est lesbienne et afro-américaine mais elle est obèse et contrairement à Mara, elle est plutôt gentille et se laisse (souvent) facilement manipuler et a la réputation d’avoir la langue bien trop pendue.
Le seul garçon du groupe est Martin, le petit ami de Trilby, jeune geek blondinet à lunettes plutôt timide au look classique et accessoirement convaincu que son appartement est hanté par un fantôme extra-terrestre…

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Cléo, l’héroïne de la série

Même si l’ensemble des intrigues tourne autour des amis proches de Cléo, les personnages secondaires sont un facteur essentiel de Wet Moon, animant ainsi la faune hétéroclite de la petite ville. Il y a d’abord les colocataires de certains protagonistes, comme Natalie, jeune fille silencieuse et mystérieuse qui partage l’appartement de Cléo ou encore Malady, une accro aux tartes en tout genre, Penny, la sœur de Cléo, Glen, un ami gay de Trilby, spécialiste dans la confection de costumes de cosplay, Fall, une adolescente téméraire et rebelle et enfin d’autres personnages particulièrement énigmatiques comme Vincent, un grand garçon gothique, silencieux et monolithique que Cléo fuit comme la peste ou encore Fern, jeune femme atteinte d’une malformation au bras gauche vivant seule dans un manoir perché sur une colline à l’extérieur de la ville.

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Cléo, Trilby et Martin

Ross Campbell à créé un casting assez fourni, lui permettant ainsi de faire interagir plusieurs personnages les uns avec les autres et ainsi chaque lecteur se retrouvera forcément dans un des personnages, principal ou secondaire.

Les personnages c’est bien, mais encore faut-il des intrigues qui tiennent la route pour maintenir un lectorat. Ross Campbell écrit ces histoires de façon simple, la plupart des intrigues tournant autour des amourettes entre les personnages ou de sujet de société comme l’homosexualité ou la perte de repère de la nouvelle génération.

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Audrey se disputant avec sa petite amie, Beth

Wet Moon se passe dans une période indéterminée, vers la fin des années 90/début 2000, à une époque ou internet n’en était qu’à ces balbutiements et où les téléphones portables ne servaient qu’à téléphoner.
Je pense que l’auteur à volontairement choisi cette période afin que son récit ne soit pas parasité par les nouvelles technologies (dont les réseaux sociaux par exemple) afin que les personnages puissent «réellement» interagir entre eux sans avoir le poids d’une vie virtuelle. C’est en soit un parti pris intéressant, allant une fois de plus à contre-courant des histoires actuelles de ce type.

illus bonusL’auteur réussi à suffisamment creuser la psychologie de ses personnages pour que le lecteur se sente proche d’eux, pour cela il utilise une narration assez spécifique : Chaque chapitre se conclu par un extrait de journal intime ou de blog d’un des protagonistes (on appréciera l’esthétique 90s très vintage des pages desdits blogs), ainsi le lecteur a toujours une longueur d’avance sur les personnages, se plaçant ainsi dans la place du confident.

L’autre aspect marquant de la narration de Wet Moon, c’est l’utilisation des planches sans paroles : Il y a souvent dans Wet Moon de longs passages sans dialogues, montrant souvent les personnages seuls, dans des situations soit bizarres, soit touchantes : Ainsi, on ne ressent que plus intensément le malaise de Cléo auscultant son corps potelé devant un miroir où l’étrangeté de Fern se baignant nue la nuit dans les marais.

De plus, Ross Campbell, organise souvent ces planches de façon subtile : Ainsi, pour revenir sur le passage de Cléo s’auscultant devant le miroir, Campbell se sert de cette image du miroir pour montrer que Myrtle, la voisine de Cléo, fait les mêmes gestes de l’autre coté du mur, induisant ainsi une proximité à venir entre les deux personnages et plaçant une fois de plus le lecteur en spectateur privilégié.

illu bonusL’autre chose qui est assez marquante au fur et à mesure que l’on progresse dans les volumes, c’est le changement progressif du style de dessin de Ross Campbell.
Au début son style est assez réaliste, claqué sur l’aspect assez triste du récit : Cléo vient d’emménager, elle broie un peu du noir et les planches (personnages et décors) sont assez réalistes et très ombrées, et plus on progresse, plus les personnages interagissent entre eux, plus le style devient plus léger, dérivant progressivement vers un style plus cartoony/manga, vous vous en rendrez compte en voyant les illustrations de cet article.
Ce style perdure durant quelques volumes mais un événement tragique (que je ne révélerais pas ici) nous fait brutalement revenir au style initial. Paradoxalement, ce brusque changement de style, en plus de l’événement tragique, correspond également à une évolution de la série, la fin des études et le début d’une tranche de vie plus adulte pour les personnages.
Je ne sais pas si ce changement de style est volontaire de la part de Ross Campbell, en tout cas il est tellement progressif que la transition est quasiment invisible et personnellement, c’est en faisant une pause entre deux volumes que je m’en suis rendu compte.

En tout cas c’est un petit détail qui renforce encore plus le coté iconoclaste de cette bande dessinée.

Enfin, Ross Campbell n’hésite pas à disséminer ici et là de multiples références aux cultures geek/alternative/gothique dans son récit : affiche de cinéma et posters de groupes cultes (le groupe Electro-Goth américain Bella Morte est souvent cité dans le récit, ils y font même un caméo durant une scène de concert assez épique), références geek plus ou moins explicites (Darkstalkers, Star Trek etc.), l’œil averti familier de cette culture s’amusera à noter les références faites un peu partout et, mine de rien, cela contribue une fois de plus à rapprocher le lecteur à cet univers fictif.

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Trilby dansant sur la chanson «  Burn the Sky  » du groupe Bella Morte

L’autre point intéressant et son mode de publication : Wet Moon est publié sous forme de petit format en noir et blanc de deux cent pages, un peu à la manière des mangas. Ce mode de publication est donc moins hermétique que le traditionnel format couleur de vingt deux pages des comics habituels et permet très certainement de toucher un lectorat plus large que les habituels fans de comics.

Au travers des passages montrant les personnages face à eux mêmes, les astuces scénaristiques, les extraits de blogs, de journaux intimes ou les multiples références culturelles, Ross Campbell réussi à rapprocher le lecteur et ses personnages et cela est un aspect primordial dans Wet Moon : Il créé une véritable osmose entre ses lecteurs, ses personnages et son univers, réussissant un tour de force qui se transforme en coup de maître au fur et à mesure que l’on progresse dans les différents tomes, tant l’on s’attache de plus en plus à ces personnages en suivant leur péripéties.

Wet Moon est donc une série qui se lit avec plaisir, rarement lassante, souvent passionnante et touchante, c’est une véritable bouffée d’air pur dans le monde souvent formaté des comics, une œuvre rare, à choyer et à lire de toute urgence  !

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Cléo et Mara

2 commentaires sur “Wet Moon par Julien Lordinator

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  1. Tu as lu son Glory (écrit par Joe Keatinge) ça devrait te plaire 😉

    J’avoue je ne connaissais pas Wet Moon (je devrais m’intéresser plus souvent à ce qui sort chez Oni Press) merci du conseil 😉

  2. Ca a l’air super ! Du coup le format se rapproche d’un Scott Pilgrim non ? Enfin ça me donne vraiment envie de voir ça, malgré mon niveau très moyen d’anglais je crois que je vais craquer 😀

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